Fluxus / Freinet :

Teaching and Learning as Performing Arts

Enseigner et apprendre, arts vivants

Conférence de Jérome Dupeyrat
Jérôme Dupeyrat 1

Préambule

TOI par LUI et MOI

tu étais une fois...
dans un livre,
dessiné(e) par
LUI

le livre dit :
quand tu te vis ainsi
tu ne te reconnus guère.
Tu allas en parler
au cordonnier : « Dis LUI qu’il te
manque des chaussures »
fit-il.
LUI t’ajouta des chaussures.

le livre dit :
chaussé(e) ainsi, tu
ne te reconnus guère.
le gantier passait par
là : « Dis LUI qu’il te manque
des gants »
fit-il.
LUI t’ajouta des gants.

le livre dit :
chaussé(e) et ganté(e)
ainsi, tu ne te reconnus
guère.
Tu rencontras le chapelier : « Dis LUI qu'il te
manque un chapeau »
fit-il.
LUI t'ajouta un chapeau.

le livre dit :
coiffé(e) ganté(e)
chaussé(e) ainsi tu
ne te reconnus guère.
Tu entras chez le tailleur : « Dis LUI qu'il te
manque une salopette »
fit-il.
LUI t'ajouta une
salopette.

le livre dit :
salopetté(e), coiffé(e)
ganté(e), chaussé(e) ainsi
tu ne te reconnus guère.
La fleuriste était sur
le pas de sa porte : « Dis LUI qu'il te
manque une fleur »
fit-elle.
LUI t'ajouta une
fleur.

le livre dit :
fleuri(e) salopetté(e)
coiffé(e) ganté(e) chaussé(e)
ainsi, tu ne te reconnus guère.
Tu visitas le clown du
cirque : « Dis LUI qu'il te manque
un sourire »
fit-il.
LUI t'ajouta un sourire.

le livre dit :
souriant(e) fleuri(e ) salopet-
té(e) coiffé(e) ganté(e)
ainsi
tu te reconnus un peu, mais à peine.
Tu montas voir la Parfaite
qui sait tout, et vit toute
seule dans la montagne : « Dis LUI rien »
fit-elle. « Surtout, dis LUI rien »
fit la Parfaite.

« LUI ne peut pas te dessiner
toi, vois-tu.
C'est le jeu.
Chacun doit le faire soi-même :
C'est la joie.
Petit(e), dessine-toi
jusqu'à ce que tu te (re)connaisses.
C'est le jeu, c'est la joie. »
Alors tu te mis à te dessiner
jusqu'à ce que tu te (re)
connaisses.
Et tu appelas chaque dessin MOI.

MOI
par MOI

par MOI
MOI

encore MOI
par encore MOI

re-encore MOI
par re-encore MOI

si tu veux
on se repose maintenant.
Comment t’appelles-tu ?
c’est MOI

si tu veux
on peut chanter un peu
maintenant (quoi ?
ce que tu sais,
ce que tu veux
quoi !)
et puis on continue
si tu veux

MOI en la saison de
Maintenant

MOI en une autre saison

MOI en une 3ème saison

MOI en une dernière saison

MOI n’importe quand
N’importe où
N’importe comment

Tu peux même te
dessiner sur la page
de titre
et sur la couverture,
si tu veux (mais alors
il faut changer le titre :
tu barres TOI et écris MOI

P.S. :
et LUI tu veux savoir à quoi il ressemble ?
le voilà :
LUI
c’est MOI

je m’appelle
Robert
Au revoir, TOI 2

L’art de Fluxus / L’éducation de Freinet

Le texte ci-contre provient d’un livre de Robert Filliou, conçu en 1975 mais publié de façon posthume 23 ans plus tard, par les éditions Lebeer Hossmann et Yellow Now, en Belgique.

Le livre se compose du texte de Filliou sous une forme manuscrite et d’une série de dessins très sommaires et enfantins, représentant un personnage, un bonhomme, qui se pare progressivement des atours que lui confère le récit — chaussures, gants, fleur, etc. — jusqu’au moment où les dessins cèdent leur place à des espaces que le lecteur — idéalement un enfant, comme on le comprend — est invité à investir lui-même, pour se dessiner tel qu’il se connaît, et ainsi se connaître mieux encore.

À bien des égards, ce petit livre pourrait être un manifeste en acte de la pédagogie Freinet : la vie de l’enfant placée au centre de l’expérience et considérée comme vecteur possible d’une connaissance du monde, qui s’acquière de façon active, par le déplacement, les rencontres et le dessin ; la voix de l’adulte qui accompagne et qui invite mais qui ne dicte pas ; le livre qui devient potentiellement une création de son lecteur, au lieu de transmettre verticalement une parole autoritaire, tout cela fait écho à plusieurs principes des pédagogies qui s’inscrivent dans le courant de l’Éducation nouvelle, et notamment aux pratiques et techniques que développèrent Célestin Freinet (1896-1966) et Élise Freinet (1998-1983) à partir des années 1920, ainsi, à leur suite et jusqu’à aujourd’hui, que plusieurs générations d’enseignants.

Robert Filliou avait une connaissance concrète de la pédagogie Freinet — j’y reviendrai —, ne serait-ce parce que lui et son épouse Marianne scolarisèrent leur fille Marcelle à l’école Freinet de Vence, au tout début des années 1970.

À une échelle beaucoup plus large, l’art et la pédagogie ont en partage de multiples questionnements, relatif à l’autonomie, à l’émancipation, à l’expérience, au jeu, soit que les artistes et les pédagogues aient des cadres de pensée en commun, soit qu’il y ait entre eux de réels échanges voire influences. Concernant le XXe siècle en particulier, il est frappant de constater certains échos entre, d’une part, les avant-gardes historiques puis quelques décennies plus tard des phénomènes tels que Fluxus et, d’autre part, le courant pédagogique de l’Éducation nouvelle, qui se structura particulièrement entre la Première et la Seconde Guerre mondiale, c’est-à-dire dans le laps de temps qui voit justement s’épanouir les avant-gardes artistiques et littéraires, et naître les artistes qui seront qualifiés de néo-avant-gardistes au tournant des années 1950 et 1960.
Il s’agira ici d’évoquer ce terrain d’échanges, et plus spécifiquement quelques liens entre Fluxus, ou des artistes proches de Fluxus, et la pédagogie Freinet, en m’attachant à diverses éditions qui émanent de ces deux phénomènes. D’une part parce que « l’imprimerie à l’école » a été le fondement de la pédagogie Freinet. Même si elle ne s’y réduit pas, c’est largement de là que découle le reste : Célestin Freinet met en place l’imprimerie à l’école dès 1924, en organisant une grande part de sa pratique d’enseignant autour de cet outil qu’est la presse d’imprimerie et son usage par les élèves. Journaux de classe et impression des « livres de vie », travail en équipe, correspondances scolaires, textes libres, bibliothèque de classe : tous ces éléments centraux dans la pédagogie Freinet sont liés plus ou moins directement à l’introduction initiale de l’imprimerie en classe.

D’autre part, l’édition a été un mode de production et de diffusion privilégié de Fluxus, qui n’est pas qu’un groupe d’artistes ou un phénomène impliquant certaines pratiques et certains événements tels que les happenings, les events, les concerts et festivals Fluxus, etc., mais aussi un projet de distribution, qui s’est largement incarné dans l’activité éditoriale de protagonistes tels que George Maciunas ou Dick Higgins.

Au-délà d’une égale importance de l’activité éditoriale pour Fluxus comme pour Freinet, les liens entre l’un et l’autre, bien qu’ils ne résultent en rien d’une filiation ou d’une influence directe, sont d’ordres divers. Ainsi, Fluxus comme Freinet peuvent être appréhendés comme des projets de production et de diffusion — de l’art d’un côté, et de pratiques et techniques d’enseignement de l’autre (« Notre originalité, écrit Célestin Freinet, c'est d'avoir créé, expérimenté, diffusé des outils et des techniques de travail dont la pratique transforme profondément nos classes 3 . »)

Par ailleurs, Fluxus et Freinet ont existé (et continue à exister pour la pédagogie Freinet) à travers la mise en place d’un fonctionnement d’ordre coopératif 4 . Les deux phénomènes sont en outre animés d’un esprit internationaliste, et plus largement, un territoire politique et éthique commun réunit Fluxus et Freinet. On peut penser à certaines influences partagées, telles que celle de John Dewey en premier lieu, ou à des liens au communisme et au marxisme, en tant qu’idées mais aussi souvent à travers des engagement politiques concrets, même si l’on ne saurait appréhender cette question politique de façon univoque, homogène et stable dans le temps, pas plus pour les pionniers de la pédagogie Freinet que pour les différents artistes Fluxus ou proche de Fluxus 5 .

Enfin, nombre d’artistes Fluxus se sont intéressés de près à la pédagogie et ont considéré l’enseignement comme une activité pouvant s’imbriquer aux enjeux et aux formes des pratiques Fluxus ou pouvant s’en nourrir. Mais plus encore, au-delà de l’intérêt qu’ont eu ces artistes pour l’enseignement et l’éducation, c’est un lien entre la façon dont Fluxus envisage l’art et la façon dont Freinet envisage l’éducation qu’on peut établir. Autrement dit, c’est peut-être dans une commune approche de leur position ou de leur champ respectif que se rejoignent Fluxus et Freinet.

Partant de là, il s’agira ici d’utiliser les enjeux et les paramètres de Freinet comme prisme de lecture pour Fluxus, et aussi dans une certaine mesure ceux de Fluxus comme prisme d’interprétation de Freinet.


L'art et la vie / L'école et la vie

Un point commun aux différents artistes Fluxus est d’avoir remis en cause une conception de l’art comme activité spécialisée, qui avec l’acquisition progressive de son autonomie, se serait par contrecoup coupée ou écartée du quotidien et de la réalité dite « ordinaire », son expérience et ses effets devenant réservés à une classe précise d’objets, de situations et de lieux.

À l’inverse, Fluxus cherche à remettre l’art en prise avec le quotidien, c’est-à-dire avec l’expérience de la vie dans toutes ses dimensions, aussi bien à l’échelle d’interactions collectives ou sociales qu’à l’échelle individuelle ou privée. Retrouver l’unité de l’art et de la vie donc. Mais pour ce faire, les artistes Fluxus ne cherchent pas à ressusciter des formes d’art du passé dont on pourrait dire qu’elles ont appartenu au quotidien — de par leurs dimensions rituelles, religieuses ou fonctionnelles par exemple — mais plutôt à embrasser, de façon à la fois créative et critique, les formes, les usages, les valeurs de la société dont ils sont contemporains.

« Pour Robert Filliou, constate Olivier Lussac, l’art moderne a ouvert toutes les possibilités de liberté. Or, il faut également incorporer cette liberté (d’esprit) dans la vie quotidienne, pour que la vie et l’art deviennent un art de vivre 6 . »

Dans cette optique, nourris aussi bien par les idées de John Dewey (cf. L’Art comme expérience, 1934) que par celles de Guy Debord (cf. La société du spectacle, 1967), les artistes Fluxus font de l’expérience leur principal médium, en conséquent de quoi l’art n’est plus tant le résultat d’une activité que l’activité elle-même. C’est ce que visent les happenings et les events, deux types de manifestation caractéristiques de Fluxus.

Un exemple parmi tant d’autres — choisi pas totalement au hasard néanmoins : Pose (1969-70), d’Allan Kaprow. Ce travail peut se voir comme un jalon dans l’évolution des happenings vers ce qu’Allan Kaprow nommera activities dans les années 1970, c’est-à-dire des actions réalisées dans la sphère de l’intimité, pour un ou plusieurs participants, et dévouées à l’examen de situations et de comportements presque indiscernables du déroulement ordinaire de la vie.

POSE
Carrying chairs through the city
Sitting down here and there
Photographed
Pix left on spot
Going on

Ainsi que le stipule l’énoncé de cette action et que le confirme sa documentation photographique, Pose est réalisé dans l’espace public, et les photographies prises au cours du happening témoignent du fait que l’action « ordinaire » qui en est l’élément central — s’asseoir sur une chaise — est néanmoins réalisée avec une recherche de décalage amusée et amusante : ainsi les lieux choisis pour s’asseoir sont-ils incongrus pour une bonne part d’entre eux.

Par contre, bien que l’action soit susceptible d’être vue par des passants lors de sa réalisation, celle-ci n’inclue pas de spectateurs, à la différence des premiers happenings, mais seulement des participants et des témoins différés, qui ont toutes les chances d’être interpellés par les photos abandonnées plutôt que par les actions elles-mêmes. Les photographies ne sont pas là au titre de souvenirs ou de reproductions, qui peuvent échapper à l’artiste, mais elles sont directement intégrées au protocole, et c’est le fait de les réaliser pour les participants, ou de les découvrir là où elles auront été abandonnées pour d’hypothétiques futurs témoins, qui permet de conscientiser et de prendre pleinement la mesure de cette situation tout à fait ordinaire et quotidienne, a priori extérieure à l’art en tant qu’activité spécialisée, qu’est le fait de s’asseoir sur une chaise.

Plusieurs pages agençant texte et images sont dédiées à ce happening dans une édition publiée en 1970 par Allan Kaprow sous le titre Days Off, A Calendar of Happenings 7 . Comme son titre l’indique, cette publication prend la forme d’un calendrier, dont les pages sont agrafées par le haut. Pose y apparaît au 22 mars, date de la première occurrence en 1969, à Berkeley, Californie. Il s’agit en fait de l’un des Six Ordinary Happenings qu’Allan Kaprow réalise cette année-là dans le cadre du projet pédagogique Other Ways, qu’il coordonne au sein du Berkeley Unified School District, avec l’écrivain Herbert Khol 8 .

On retrouve également cette documentation, mise en page de la même façon que dans Days Off, sous la forme de pages volantes réunies sous enveloppe, au sein de la boite Artists & Photographs 9 publiée en 1970 par Multiples, Inc., à New York, et réunissant les éditions de 18 autres artistes.

Toutes ces éditions servent à la fois d’enregistrement pour l’une des occurrences de ce travail, et de script ou de scénario pour l’actualiser à nouveau, ce double statut étant caractéristiques de bon nombre d’éditions des artistes Fluxus ou, comme c’est le cas de Kaprow, proches de Fluxus.

Une certaine ambivalence, en terme de statut, caractérise également Methods & Processes 10 de Ben Patterson. Publié à compte d'auteur à Paris en 1962, à 100 exemplaires, ce livre en leporello a été réédité en 2011 par les éditions Incertain Sens, à Rennes. Il comprend des instructions pour la réalisation de performances Fluxus et une iconographie issue d'images de presse. Représentant des sportifs dans des postures acrobatiques, une femme semblant faire du stop, un contrebassiste ou encore le pape bénissant, ces images mettent en avant des sujets actants, ce que viennent souligner des annotations dynamiques composées de flèches et de mesures. L'autonomie plastique de cette iconographie, la valeur poétique des instructions dont la rédaction peut faire penser à une notice mais aussi à des poèmes en vers libres, ainsi que le choix du leporello qui permet diverses combinaisons dans l'ordre des pages, font de cette publication l'aboutissement d'un travail éditorial et plastique qui est doté d'un fonctionnement et d'une signification propres. Mais en tant que partition de performances, il faut également appréhender Methods & Processes comme outil d'un processus d'interprétation ouvert. Et c'est ce processus sans bornes spatiales ni temporelles qui est artistique, tout autant que la publication ou les diverses occurrences des performances, bien que celles-ci soient aussi facteurs d'art évidemment.

À titre d’exemple :
open umbrella, hold over head
eat banana
close umbrella
think peanuts
open umbrella, hold over head
eat orange
close umbrella
think beets
open umbrella, hold over head
eat strawberry
close umbrella
think cabbage
open umbrella, hold over head

Ou encore :
enter bakery
smell
leave
enter second bakery
smell
leave
enter third bakery
smell
leave
continue until appetite is obtained

À cette tentative de réaliser l’unité de l’art et de la vie au travers de gestes ordinaires, peut faire écho le souhait d’articuler d’une nouvelle façon l’école et la vie, chez les acteurs de l’Éducation Nouvelle, et singulièrement chez Freinet.

Dans un texte de la revue L’École émancipé publié dès 1921, Célestin Freinet s’engage ainsi, par texte interposé, dans une discussion critique avec un autre contributeur de la revue, écrivant sous le pseudonyme de Brûleur des loups, au sujet de la façon de « rattacher l’école à la vie » :

« L’École est isolée dans la vie », écrit-il en citant son collègue enseignant et syndicaliste. « Mais c’est nous qui l’isolons. Il n’y a qu’un moyen de la rattacher à la vie, c’est de faire en sorte de la rattacher à la vie. Pourquoi persistons-nous à en faire un anormal lieu de dressage où règne l’autorité souveraine du maître ? Nous continuons à traiter nos enfants comme des machines qu’on nourrit de matières indigestes – et à qui nous ne reconnaissons pas même le droit de se plaindre. L’école n’est pas le lieu où on apprend telles ou telles choses d’un programme défini. L’école doit être l’apprentissage de la vie. Et c’est ce qu’on oublie totalement. On apprend des connaissances à l’enfant : on ne lui dit même pas ce qui sert ou nuit à l’homme son frère ; on ne le prépare pas à vivre en société. Et l’on s’étonne ensuite qu’il soit comme égaré quand l’école le rejette et qu’il ne soit pas sociable (du point de vue d’une société harmonique) 11 . »

Dans des termes différents, Freinet rejoint ici la critique de l’enseignement « bancaire » que formulera plus tard le pédagogue et philosophe brésilien Paulo Freire 12 , une autre lecture de certains artistes Fluxus.

D’ailleurs, dans un entretien avec Robert Filliou, Ben Patterson dit aussi : « L'école ne devrait pas être aussi éloignée de notre point de vue. Actuellement, on considère l'école comme un bâtiment, et on y va avec un certain nombre d'idées sur ce qu'on essaie d'y faire. Tout est structuré, tout ce qu'on fait est soumis aux règles qu'on nous a inculquées. Donc, c'est un bâtiment avec un couloir qui va tout droit, à gauche, puis à droite, etc. Pour aller aux toilettes il faut continuer tout droit puis à droite. Pour sortir de l’école, il faut entrer, s'asseoir, se taire jusqu'à ce que le professeur pose une question : si on donne les bonnes réponses, on sort de récole. Tout le monde veut sortir de l’école, parce que ce n'est pas très gai. Voilà ce qui se passe. Donc, on accepte les règles quand on y est, mais quand on sort, on les oublie. Car elles n'ont rien à voir avec le monde extérieur 13 . »

« Comment donner la vie à l’école ? », demande donc Freinet. « Il faut d’abord nous débarrasser de notre vieux fonds capitaliste. Eh oui ! malgré tout, le capitalisme nous a marqués profondément et, quand nous le critiquons, nous restons capitalistes au fond de nous. Nous enseignons à l’enfant, non ce qui pourrait en faire un homme, mais ce qui en fera un fidèle serviteur du régime. […] Il faut donc donner la vie à nos enfants. Pour cela, il n’y a qu’un moyen : les faire vivre, non de la vie factice et réglée d’aujourd’hui, mais de leur vie à eux – qui est moins incohérente qu’on le croit. Il faut les faire vivre en république dès l’école. Mais alors le maître ne sera plus omnipotent ? Il faudra qu’il subisse les observations et les remontrances de ses élèves, s’il les a méritées. Il faudra qu’il apprenne à les regarder, non avec ses yeux d’homme, mais avec des yeux d’enfant ; et qu’il ne soit parmi eux tous que l’enfant le meilleur qui s’impose comme exemple et comme guide dans la république nouvelle. Et il nous faudra lutter longtemps avec nous-mêmes pour arriver à cela. […] Pour nous, là est la seule voie qui puisse relier l’École à la vie en identifiant l’École et la vie 14 . »

Faisons, à nouveau, un détour par les mots de Benjamin Patterson : « Le professeur devrait agir comme un guide, pas toujours comme un superviseur ; il devrait donner l'impulsion, stimuler et guider 15 . » J’y reviendrai, mais on voit que les artistes Fluxus se sont explicitement penchés sur l’enseignement et la pédagogie, et que leurs vues ne sont pas éloignées de celles de Freinet.

Faire vivre les enfants non pas d’une vie factice, réglée pour eux par d’autres (des adultes), afin de la conformer aux besoins de la société, mais de leur vie à eux, c’est ce qui vise les techniques déployées par Freinet, du texte libre — c’est-à-dire une production d'écrit réalisée par les élèves, dont le sujet est libre, de même, éventuellement, que le moment et le lieu d'écriture — jusqu’à son impression en classe. Si l’introduction de l’imprimerie à l’école a paru une idée si fructueuse à Freinet, c’est en effet qu’elle permet de catalyser l’attention à cette chose si essentielle mais abstraite, inconsciente, qu’est la vie, d’en être un outil de conscientisation et de formalisation, pour qu’elle devienne vecteur de l’apprentissage.

La vie et son champ lexical, abordée au prisme de l’imprimerie, sont donc des sujets récurrents des écrits — et de la pratique pédagogique — de Célestin Freinet. La vie de l’enfant doit être au centre de la vie de la classe, ce dont témoignent les journaux scolaires réalisés par les élèves, de même que de nombreuses publications à destination des enseignants et émanant de leurs réflexions et de leurs expériences :


« La Vie

Quittons donc le manuel et laissons vivre nos élèves. Ils arrivent, ce lundi matin, l’esprit et les yeux tout pleins encore de l’orage qui, hier, a en quelques instants blanchi la campagne de petits grêlons. Allons-nous parler de la vie des plantes, comme nous en avions l’intention ? Laissons dire, demandons une précision, là, donnons-là ailleurs, tâchons de pousser plus avant l’observation enfantine, nécessairement superficielle, et composons :

« La grêle. — Les giboulées de mars ont commencé. Hier, à trois heures, il est tombé beaucoup de grêle. Les grêlons, gros comme de petites billes, tombaient droit et tambourinaient sur les tuiles et sur les vitres. En quelques instants, la campagne était toute blanche. Nous étions contents et nous faisions des pelotes, mais nos parents disaient : notre pauvre campagne ! »

On lit avec enthousiasme — et un enthousiasme que je n’ai jamais vu en défaut — ce texte vivant. Trois ou quatre enfants le composent pour l’imprimerie ; c’est l’affaire de quinze à vingt minutes. Et même ceux qui ne lisent qu’en syllabant composent assez rapidement. Durant ce travail, pour lequel le maître n’a nullement à intervenir, les autres élèves continuent leur besogne ; lecture individuelle, copie ou exercice se rapportant au sujet d’étude, devoirs de calcul, selon des méthodes plus individualisées et tendant à l’auto-éducation. La composition terminée, on imprime. Avec une presse à main pourtant rudimentaire, 100 imprimés sortent en cinq ou dix minutes : un exemplaire que chacun collera dans son livre de vie ; quelques exemplaires supplémentaires pour les absents. Et parfois, le soir, un petit dévoué porte les leçons du jour à son camarade malade qui se tient ainsi au courant de la vie de la classe.

Trente-cinq imprimés sont destinés à nos camarades de l’école de J... ; quarante à ceux de l’école de F... Et tantôt un grand expédiera à leurs adresses ces fragments de vie. Il est vrai qu’à dix heures aussi, le facteur apparaîtra, apportant deux envois des écoles de J... et de F... Et vous pouvez juger de l’entrain avec lequel nos élèves vont dévorer ces autres fragments de camarades qui habitent bien loin, dans des régions dont ils ne peuvent pas encore se figurer la place, mais dont ils apprennent ainsi la principale vie qui les intéresse : celles d’autres enfants. Quelle richesse de lectures ! ne croyez-vous pas ? Et non plus des lectures d’un intérêt factice, rapporté. C’est la vie elle-même qui enseigne aux petits écoliers 16 . »

« Identifier l'école et la vie » est donc une aspiration de la pédagogie Freinet qui résonne en mon sens avec celle de Fluxus consistant à vouloir se faire confondre l’art et la vie, ou à réaliser leur unité. Certes, il y a une différence entre la confusion et l’identité. Comme le précise Barbara Formis, la confusion de deux choses visent à brouiller leur frontière et à les rendre indiscernables plutôt à les rendre identiques : « L’hypothèse de l’indiscernabilité, écrit-elle, permet de marquer une différence, bien que minime, entre un geste esthétique et un geste tout simplement ordinaire. Une chose paraît claire, affirme-t-elle encore : l’identification entre l’art et la vie est un danger à la fois pour l’art et la vie. Car en cherchant à identifier ces termes, l’on finit souvent par banaliser le premier ou par esthétiser la seconde 17 . »

Faut-il formuler les mêmes réserves vis-à-vis de l’identification entre l’école et la vie ? Répondre à cette question nous amènerait plus loin que je n’en suis capable sur le terrain de la philosophie et des sciences de l’éducation. Il n’est pas sûr, au demeurant, que Célestin Freinet aient choisi les termes les plus justes et les plus conformes à sa propre pensée lorsqu’il parle d’« identifier » l’école à la vie. De même que pour Filliou, « l’art est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art », nous pourrions en effet penser que pour une pédagogie telle que celle de Freinet, l’école est ce qui rend la vie plus intéressante que l’école, auquel cas une distinction reste maintenue entre les deux, quand bien même ce serait sous la forme d’un énoncé paradoxal. Pas plus que l’art, l’école n’est certainement pas, en effet, une fin en soi. Au contraire, l’art chez Fluxus et l’école chez Freinet, visent un accomplissement de soi, une émancipation des individus et une transformation sociale, qui sont réciproquement liés.

Le travail-jeu et l'art comme travail libéré

Ce à quoi l’émancipation des individus et la transformation sociale s’opposent, c’est l’aliénation.

Freinet tout comme beaucoup d’artistes Fluxus — et pas seulement Fluxus évidemment — ont été marqués par la pensée de Marx. Rien d’étonnant, alors, à ce qu’on puisse percevoir dans les activités pédagogiques et artistiques dont nous parlons-là une critique de l’aliénation du travail, notion au centre de la pensée marxiste.

« Une conséquence immédiate du fait que l'homme est rendu étranger au produit de son travail, à son activité vitale, à son être générique, est celle-ci : l'homme est rendu étranger à l'homme 18 », écrit Marx dans le Manuscrit de 1848. À l’opposé de cela, nous pouvons repenser au récit de Robert Filliou placé en préambule de ce texte, et qui raconte la recherche d’un individu, d’un sujet, pour devenir familier à lui-même et se « (re)connaître ».
Une prise en considération trop superficielle de Fluxus et de Freinet pourrait laisser penser que la notion de travail y est négativement connotée, précisément car dans notre système économique capitaliste, nous tendons à lui adjoindre l’idée d’une inévitable aliénation. Or Fluxus comme Freinet sont traversés par une attention au problème du travail, et réinventent sans cesse les conditions et les formes du travail, mais d’un travail qui cherche à être une activité libérée et qui, en cela, n’est pas incompatible avec une notion a priori opposée qu’est celle du jeu.

L’une de évolutions importantes de la pensée de Freinet aura précisément été d’abandonner une opposition catégorique entre travail et jeu au profit d’une notion de travail-jeu articulant de façon positive les deux activités.

Ainsi, c’est le même Célestin Freinet qui est l’auteur des points de vue suivants :

  1. « Nous allons à contre-courant de la psychologie et de la pédagogie contemporaine en affirmant cet invariant de la primauté du travail. L'erreur commence à l'école maternelle, qui a, de ce point de vue, contaminé les familles : il n'y a qu'à jeter un coup d'œil sur les catalogues des grandes maisons d'édition pour se convaincre que le jeu y est roi, qu'on n'y présente aucun outil de travail mais une infinité de jeux. On a pris l'habitude également dans les familles de ne plus faire travailler les enfants. Ils sont les rois fainéants auxquels on offre exclusivement des jeux. Aux autres degrés, par la force des choses, la pédagogie a moins généralement recours aux jeux, mais on n'en a pas pour autant accepté le principe du travail. L'école primaire et le second degré aussi sont le domaine des devoirs et exercices imposés, qui présentent tout au plus un intérêt superficiel mais qui ne répondent nullement à notre définition du travail naturel, motivé et exhaustif dont on ne dira jamais assez les vertus. Notre pédagogie est justement une pédagogie du travail. Notre originalité c'est d'avoir créé, expérimenté, diffusé des outils et des techniques de travail dont la pratique transforme profondément nos classes 19 . »

  2. « Il y a un jeu pour ainsi dire "fonctionnel", qui s'exerce dans le sens des besoins individuels et sociaux de l'enfant et de l'homme, un jeu qui [...] reste comme une préparation essentielle à la vie [...]. Ce jeu [...], c'est en définitive du travail, mais du travail d'enfant, dont nous ne saisissons pas toujours le but, que nous ne reconnaissons aucunement parce qu'il est moins terre à terre, moins bassement utilitaire que nous l'imaginons communément. Pour l'enfant, ce travail-jeu est une sorte d’explosion et de libération, comme en ressent encore [...] l'homme qui parvient à se donner une tâche profonde qui l'anime et l'exalte 20 . »

  3. « Il y a travail toutes les fois que l'activité — physique ou intellectuelle — que ce travail suppose répond à un besoin naturel de l'individu et procure de ce fait une satisfaction qui est par elle-même une raison d'être. Dans le cas contraire, il n'y a pas travail mais besogne, tâche qu'on accomplit seulement parce qu'on vous y oblige [...] Notre travail scolaire devra être nécessairement dans tous les cas, un travail-jeu, c'est-à-dire qu'il doit :
    - être à la mesure de l'enfant [...]
    - faire jouer normalement et harmonieusement les divers muscles aussi bien que les sens et l'intelligence [...]
    - répondre aux tendances essentielles de l'individu [...] 21 »

Comme l’explique John Dewey, qu’ont lu aussi bien Célestin et Élise Freinet que les artistes Fluxus, « Il est important de ne pas confondre la distinction psychologique entre jeu et travail avec la distinction économique. Psychologiquement la caractéristique du jeu n'est pas l'amusement ni le désœuvrement. C'est le fait que son objectif soit envisagé comme une activité accrue dans la même direction, sans que la continuité de l'action soit définie en fonction de résultats obtenus. En devenant plus complexes, les activités acquièrent une signification accrue, car une plus grande attention est portée aux résultats spécifiques qui ont été obtenus. Elles deviennent ainsi peu à peu du travail. Le jeu et le travail sont tous deux libres et motivés de l'intérieur, sauf dans des conditions économiques artificielles qui tendent à faire du jeu un amusement pour les nantis et du travail un pénible labeur pour les pauvres. Psychologiquement, le travail est simplement une activité qui comprend consciemment comme partie intégrante d'elle-même la considération de ses conséquences ; il devient travail forcé ou imposé quand les conséquences sont extérieures à l'activité en guise de fin dont l'activité n'est qu'un moyen. Le travail qui demeure imprégné de jeu est un art — qualitativement, sinon dans son appellation traditionnelle 22 . »

Travail, donc, chez Freinet, mais avec l’objectif de « Travailler librement ! Deux mots qui, dans la société actuelle, jurent de se trouver accolés, reconnaît-il. La réalisation du travail libre suppose d’abord un but à l’activité scolaire spontanée, et ensuite une technique qui supprime l’autoritarisme adulte 23 . »

De leur côté, ce que tentent d’élaborer les artistes Fluxus, ce sont également des façons de travailler librement, et des situations pour y parvenir. Eux aussi accordent une importance capitale à la notion de jeu, qui lorsqu’elle imprègne le travail, en fait un art — « qualitativement parlant », comme le dit John Dewey. Qui plus est est, si la notion de jeu permet de transformer le travail en activité libérée, elle concoure aussi à une redéfinition et à un élargissement de l’art.

Le public acteur / l’élève actif

Pour Freinet, la condition d’un travail libéré chez l’élève, c’est de mettre en place des techniques pour qu’il échappe à l’autoritarisme de l’enseignant. Là encore, l’imprimerie à l’école joue un rôle essentiel : travail coopératif par excellence, elle permet à l’enfant de se forger ses propres outils d’apprentissage, au-lieu de le soumettre à l’abrutissement des manuels scolaires, qui sont les outils d’un enseignement autoritaire.

Qui plus est, les manuels scolaires aliènent aussi les enseignants en les enfermant dans la routine. S’en passer, c’est aussi libérer le travail des adultes — on ne le souligne pas assez souvent, mais les techniques Freinet ne visent pas uniquement à rendre l’apprentissage actif, elles visent aussi à rendre l’activité d’enseignement stimulante, car il n’y a pas d’émancipation possible des enseignés si les enseignants ne trouvent pas de l’intérêt à leurs activités, autre que la compensation de besoins économiques ou la jouissance d’un pouvoir ou d’une supériorité sur les enfants.

Célestin Freinet :

« Les manuels scolaires

On fait leur connaissance à l’école primaire, avec le premier livre de lecture qu’on parcourt avidement dès qu’on le reçoit, dont on regarde attentivement les plus belles gravures, et qu’on lit d’abord avec entrain et bonheur. Mais on se fatigue vite de prendre ce livre à heure fixe, sur le commandement du maître, pour s’arrêter indéfiniment à des pages où il n’y a souvent d’intéressant que les difficultés grammaticales. Et on paie ce bonheur de quelques jours – de posséder un livre neuf, nouveau – par d’arides mois d’étude. Plus tard, les manuels augmentent en nombre et en difficulté. Mais la répartition de l’intérêt est identique. Le manuel fatigue nécessairement par sa monotonie. Mais les manuels sont faits pour les enfants, par les adultes. Ceux-ci – lorsqu’ils ont encore quelque chose à apprendre - se gardent bien de pâlir sur de tels livres.

[…] Les manuels sont un moyen d’abrutissement. Ils servent, bassement parfois, les programmes officiels. Quelques-uns les aggravent même, par je ne sais quelle folie de bourrage à outrance. Mais rarement des manuels sont faits pour l’enfant. Ils déclarent faciliter, ordonner le travail du maître ; ils se vantent de suivre pas à pas... les programmes. Mais l’enfant suivra, s’il peut. Ce n’est pas de lui qu’on s’est occupé. C’est pourquoi les manuels préparent la plupart du temps l’asservissement de l’enfant à l’adulte, et plus spécialement à la classe sociale qui, par les programmes et les crédits, dispose de l'enseignement. Il y a bien quelques pédagogues ingénus qui se basent au contraire sur les désirs et les besoins de l’enfant pour arriver à une conception moins orthodoxe de l’enseignement. Mais on tolère à peine leurs manuels. En tous cas les maisons d’édition bien pensantes ne daignent pas s’en charger. Et seuls connaissent les grands tirages les manuels les plus pernicieux. Même, les manuels seraient-ils bons, il y aurait tout intérêt à en réduire le plus possible l’emploi. Car le manuel, surtout employé dès l’enfance, contribue à inculquer l’idolâtrie de l’écriture imprimée. Le livre est bientôt un monde à part, quelque chose d’un peu divin, dont on hésite toujours à contester les assertions. « C’est dans le livre... » Tandis qu’il serait désirable justement d’enseigner que le livre n’est qu’une pensée imprimée – comme toute pensée, sujette à erreur – et qu’on doit pouvoir contredire comme on contredit quelqu’un qui parle. Les manuels tuent ainsi tout sens critique ; et c’est probablement à eux que nous devons ces générations de demi-illettrés qui croient, mot pour mot, tout ce que contient leur journal. Et s’il en est ainsi, la guerre aux manuels est vraiment nécessaire.

[…] Peut-on supprimer, ou du moins réduire considérablement l’emploi du manuel à l’école primaire ? Comment procède-t-on généralement avec les commençants ? On leur met d’abord un syllabaire dans les mains, où ils voient noir sur blanc, dont, cependant, on illustre aujourd’hui les textes. Au syllabaire font suite les livres du Cours préparatoire, puis ceux des Cours élémentaires de première et deuxième année, et ainsi de suite. De sorte que, dès son entrée à l’école, l’enfant commence à lire ce qu’ont écrit – et dit, et pensé – les autres, pour lui ; mais jamais, ou si rarement, il ne lira ce qu’il a dit lui-même, ou ce qu’il voulait dire. C’est une tare originelle. On moule déjà l’enfant à la pensée des autres et on tue lentement sa propre pensée. C’est un asservissement obligatoire à l’adulte.

[…] Certainement, si l’éducation consiste à faire des enfants à notre image – avec nos idées et nos tares – alors les faiseurs de manuels ont raison. Mais si nous voulons élever simplement l’enfant, le mettre dans les meilleures conditions possibles pour que se développent harmonieusement et au maximum ses facultés ; si nous voulons le préparer à remplir sa destinée – destinée qu’il nous est impossible actuellement de prévoir et de délimiter – si, sans égoïsme, nous voulons être entièrement au service de l’enfant, nous devons détrôner les manuels. C’est possible, et dès aujourd’hui.

[…] Si l’imprimerie à l’école est appelée à éliminer les manuels des classes élémentaires (jusqu'à 8 ou 9 ans), elle est certes incapable d’assurer l’acquisition des connaissances qu’on est en droit d’exiger de l’école à partir de cet âge. C’est alors surtout qu’il faudra organiser le travail de bibliothèque. Comment procédons-nous, nous-mêmes, dans nos études d’adultes ? On demande une direction, des conseils à un maître ou à un livre qui sera notre maître. (L’enfant a le maître à sa disposition). Puis on consulte les livres indiqués ; on critique, on raisonne, et on tâche de se faire une idée juste 24 . »

En imprimant le « cahier de vie » que Freinet découvre chez Adolphe Ferrière (1879-1960) — l’un des fondateurs du mouvement de l'Éducation nouvelle —, ce cahier qui réunit des travaux libres de l’enfant et témoigne de sa vie en classe tout autant que de la vie de la classe, Freinet remédie donc à un usage du livre dans l’éducation qui, habituellement, lui semble asservir aussi bien les élèves que les enseignants.

Il y a là un rejet de « l’idolâtrie » de l’écriture imprimée, mais pas de l’imprimé lui-même — au contraire. L’objectif est de créer « le besoin de lire après avoir appris à lire 25 », sur la base de récits et de connaissances qui concernent directement les enfants. Intervient alors, une fois la lecture apprise, ce que Freinet appelle le « travail de bibliothèque », pendant de l’imprimerie à l’école, et auquel contribue les nombreuses publications de la coopérative Freinet, tel que la revue Bibliothèque de travail par exemple.

Amené à préciser ses dénonciations véhémentes pour soulever d’éventuels malentendus, Freinet précisa ce point :

« Nous restons donc toujours contre les manuels scolaires qui régentent souverainement le travail de nos élèves, mais nous sommes, depuis toujours à la recherche d’une pratique souple pour l’usage des livres dont nous sentons le besoin.

Nous croyions avoir trouvé la solution avec nos premières fiches du FICHIER SCOLAIRE COOPERATIF que nous ajoutions à notre livre de vie pour lui apporter exemple et synthèse. Nous avions alors des livres vraiment vivants, les textes de français, les exercices et les calculs ne venant qu’en complément de notre activité fonctionnelle essentielle. Mais dans la pratique nous ne disposions que très accidentellement des fiches souhaitables, de sorte qu’il manquait toujours et qu'il manque encore comme un volet à notre montage : la possibilité technique de prendre contact avec la pensée adulte au moment où les enfants en éprouvent le besoin.

[…] Nous allons alors réaliser nos propres manuels d'École Moderne qui seront comme de véritables recueils de fiches-guides parmi lesquelles l’instituteur choisira à sa convenance sans être absolument astreint à aucun ordre préétabli. Nous pourrions même réaliser ces manuels avec des reliures mobiles où l’on changerait librement l’ordre des chapitres 26 . »

Voilà une description qui n’est pas sans évoquer de nombreuses éditions Fluxus. Fluxus a en effet engendré une énorme activité éditoriale, mais paradoxalement, nombre d’artistes semblaient eux-aussi méfiant envers « l’idolâtrie » de l’imprimé dont parle Freinet, et ont eu tendance à souvent éviter la forme la plus canonique du livre, la plus autoritaire peut-être aussi, à savoir le codex, et la lecture linéaire qu’il induit.

Plutôt que le livre à proprement parler, beaucoup d’éditions Fluxus privilégient ainsi les fiches, les cartes, les leporellos (comme on l’a vu avec Ben Patterson), les boites, les classeurs, etc., autrement dit des principes d’organisation qui n’astreignent pas le lecteur à un « ordre préétabli » ou définitif.

Le parfait exemple de cela est Water Yam 27 de George Brecht, publié par George Maciunas en 1963 puis réédité à diverses reprises. Cette boite en carton contient 69 cartes (et jusqu’à près de 100 cartes dans certaines rééditions) qui livrent des partitions ( scores) d’ events pensés au tournant des années 1950 et 1960. Un premier groupe de cartes décrit des events à performer, un autre décrit des situations consistant à créer des assemblages temporaires, et un dernier ensemble consiste en des énoncés plus abstraits, similaires à des poèmes. Mais loin d’être figés ou hermétiques, ces ensembles sont au contraire voués à la porosité et au mélange, ce que permet l’utilisation des cartes.

Lorsque les publications Fluxus prennent l’apparence canonique du codex, encore les artistes introduisent-ils souvent une distance ironique avec cette forme ou parviennent-ils à rendre le lecteur plus actif qu’il n’est supposé l’être, en ne le soumettant pas à la rigidité qu’induit normalement la reliure et sa fixation de l’ordonnancement des pages.

Ainsi, dans Instead Of, l’une des contributions de Tomas Schmit que Dick Higgins réunit dans un ouvrage intitulé The Four Suits 28 (Something Else Press, 1965) avec des travaux d’Alison Knowles, Ben Patterson et Philip Corner, l’artiste invite par 46 reprises le lecteur à fermer le livre pour s’adonner à d’autres activités « ordinaires », tout aussi tentante que la lecture elle-même :

PLEASE SHUT THIS BOOK!
and turn on all the faucets in your apartment; and listen!

PLEASE SHUT THIS BOOK!
and take a walk!

[…]
PLEASE SHUT THIS BOOK!
and say something very important three times!

[…]
PLEASE SHUT THIS BOOK!
and water your flowers!

[…]
PLEASE SHUT THIS BOOK!
and play with your children!

La liste s’achève de la façon suivante, résumant la relation complexe de Fluxus aux livres, relation qui conduit à toujours y revenir pour mieux s’en détourner et pouvoir embrasser le reste de la vie :

PLEASE SHUT THIS BOOK!
and open it again!

PLEASE SHUT THIS BOOK!

Dans une autre de ses propositions rassemblées dans The Four Suits, Tomas Schmit conduit également le lecteur à lire un texte en faisant d’incessant allers-retours entre le recto et le verso d’une page, selon une vitesse de lecture qui devrait permettre de ressentir la sensation du vent sur son visage, la page se faisant alors éventail.

Au titre des stratégies obliques que Fluxus déploie dans ses livres, un autre livre de la Something Else Press mérite d’être mentionné : Foew&ombwhnw 29 , publié en 1969 par Dick Higgins lui-même, le fondateur de cette maison d’édition. Sous l'apparence générale d'un livre de prières, Freak Out Electronic Wizards & Other Marvelous Bartenders who Have no Wings est un livre combinant divers registres d'écriture, qui constitue une anthologie du travail artistique et théorique de Dick Higgins ainsi qu'un répertoire de scripts et de partitions pour le prendre en charge.

L’ouvrage est mis en forme en 4 colonnes par double-page, la lecture de chaque colonne ne se poursuivant pas dans la colonne adjacente, mais dans celle qui occupe la même place à la double-page suivante. Ainsi, le lecteur ne peut pas lire le lire de façon linaire d’un bout à l’autre, mais doit créer son parcours aux multiples combinaisons possibles, parmi des ressources diverses, et est invité à les mettre en relation à travers sa lecture active — presque à les lire simultanément s’il le pouvait.

La colonne la plus à gauche réunit des expérimentations théâtrales. La deuxième colonne rassemble des œuvres que Dick Higgins qualifie « d’indéfinissable 30 », la troisième concerne ses écrits poétiques, et la dernière réunit des essais critiques et théoriques initialement publiés dans la Something Else Newsletter, c’est-à-dire la lettre d’information de sa prolifique maison d’édition.

Foew&ombwhnw est un objet hybride, « intermedia » pour reprendre un terme de Dick Higgins, qu’on peut inscrire dans plusieurs genres éditoriaux à la fois : anthologie, essai, monographie d’artiste, recueil poétique et théâtral, mais aussi manuel, puisqu’il comporte un ensemble d’instructions que le lecteur peut exécuter / interpréter.

Bon nombre d’éditions Fluxus, dès lors qu’elles sont des partitions, des scripts, ou des listes d’instructions, peuvent de même être considérées comme des manuels d’un genre nouveau. Si le manuel, du moins sous ses modalités traditionnelles, apparaît comme aliénant à Freinet, il peut s’agir en revanche d’un modèle éditorial intéressant dès lors qu’on le déplace du champ de l’éducation à celui de l’art, car il suppose alors la participation et l’activité du public, qui est normalement contenu dans un rôle de récepteur, supposément passif — il y aurait à ce sujet une longue discussion critique à approfondir, ce que je ne ferai pas ici. Chez Fluxus, le livre est donc souvent semblable à un manuel pour réaliser des œuvres ouvertes ( events, happenings, etc.) qui confèrent un nouveau rôle au public.

On le comprend très vite, c’est toutefois de manuels très obliques dont il est question : les activités qu’ils proposent ne sont pas des exercices abrutissants mais des situations créatives, qui en appellent à la capacité d’interprétation du lecteur, et c’est en fait souvent d’anti-manuels ou de contre-manuels qu’il s’agit. Ils peuvent avoir un hétéroclisme de contenus et de mises en formes qui caractérise souvent les manuels, en évoquer certains principes d’organisations et surtout certains usages, mais néanmoins, les choix de mises en page et de mise en livre dont ils résultent en font en général des ouvrages qui « n’ont que l’air ordinaire 31 », comme le dirait Ulises Carrión pour définir les livres d’artistes — ce que lui appelait des « bookworks ».

Tous les scripts déjà évoqués de Ben Patterson, George Brecht ou Allan Kaprow peuvent de nouveaux être évoqués ici, et la liste pourrait être poursuivie à souhait, notamment avec d’autres exemples de la Something Else Press, tels que le Seminar II de Ben Patterson publié dans The Four Suits 32 — un programme d’exercices dont le matériel de base est une liste de « stimuli » qu’une note introductive relie aux théories de l’apprentissage du psychologue behavioriste B.F. Skinner — ou l’anthologie Fantastic Architecture 33 , compilée par Dick Higgins et Wolf Vostell.

Résumons : pour Freinet, l’imprimerie est un outil pour refonder la relation maitre-élève et le rapport au savoir. Pour Fluxus, l’édition est pareillement un outil qui participe à la refondation de la relation artiste-public et qui induit un rapport souvent oblique à l’environnement immédiat du lecteur.

On ne saurait terminer ces allers-retours sans évoquer l’une des plus importantes éditions Fluxus, tant de par ses protagonistes que de par sa conception, et qui a trait explicitement à la question de l’éducation, j’entends par là Teaching and Learning as Performing Arts 34 Enseigner et apprendre, arts vivants 35 en version française —, de Robert Filliou « et le lecteur, s’il le désire », avec la participation de Joseph Beuys, George Brecht, John Cage, Marcelle Filliou, Dorothy Iannone, Allan Kaprow, Dieter, Vera, Bjössi et Karl Roth, Ben Patterson.

Enseigner et apprendre : arts vivants

Ainsi que je l’ai déjà indiqué, Robert et Marianne Filliou scolarisèrent durant trois années leur fille Marcelle à l’école Freinet de Vence, au tout début des années 1970, à une époque où ils vivent principalement à Düsseldorf tout en allant souvent dans le sud de la France, où ils ont des attaches amicales.

L’école de Vence est un établissement que fondent Célestin et Élise Freinet en 1934-1935 après que Célestin Freinet ait connu de grave déboires l’opposant à la municipalité droitière et à divers habitants de Saint-Paul-de-Vence, où il dirigeait l’école municipale, puis qu’il ait pris la décision de quitter l’éducation nationale.

Pendant longtemps, l’école fonctionna en internat. Marcelle Filliou y passe donc l’essentiel de son temps. Lorsque ses parents viennent la voir depuis Düsseldorf, ils logent soit dans leur Volkswagen, garé non loin de l’école, soit chez des amis, Marie-France et Bob Guiny, qui vivent dans une commune voisine 36 . Leurs déplacements incessants sont alors constitutifs du Territoire de la République Géniale fondé par Filliou.

L’école Freinet de Vence est habituée des visites ponctuelles d’artistes. Picasso a eu l’occasion de passer par là, de même que Jean Cocteau ou d’autres, pour lesquels la région est un lieu de villégiature. De plus, Élise Freinet, qui s’intéresse énormément à L'Art enfantin — c’est le titre d’une revue qu’elle crée en 1959 — et y consacre des écrits, est encouragée dans sa démarche par des artistes tels que Jean Cocteau, Jean Dubuffet ou Jean Lurçat.

L’observation attentive des publications Freinet des années 1930 à 1960, mais aussi des autres productions artistiques ou même artisanales produites à Vence par les élèves, par exemple des céramiques, atteste que les enseignants connaissent bien l’art moderne. Mais dans les années 1960, c’est donc un artiste Fluxus qui passe par là. C’est un point de la biographie de la famille Filliou, et peut-être de la vie de l’école de Vence, qu’il me faudra creuser un peu plus précisément dans un futur proche.

Toujours est-il que quelques années à peine avant cet épisode, Robert Filliou a publié un livre, Teaching and Learning as Performing Arts donc, qui est non seulement une remarquable synthèse de son travail, de son économie poétique et politique, mais aussi une réflexion critique explicite sur l’éducation.

Le livre est d’autant plus fascinant qu’il inclue la participation de quelques-uns des principaux acteurs de Fluxus et de son voisinage immédiat, ainsi que de leurs enfants — Filliou semble avoir toujours pris très au sérieux l’avis de ses enfants et de ceux de ses proches —, mais aussi potentiellement des lecteurs, invités à compléter le livre qui ménage de nombreux espace à cet effet.

L’édition, qui est donc une édition coopérative ou collaborative, est reliée en spirale, légèrement inférieure au format A4. Elle se présente au format paysage mais les contenus s'y inscrivent en deux sens de lecture, conduisant le lecteur à parfois devoir pivoter l'ouvrage. La version française, traduite et publiée ultérieurement, est presque carrée, et les modes d'apparition des textes y sont plus homogènes.

C’est en fait un « un long livre court à terminer chez soi 37 », que Filliou qualifie de « multi-livre » ainsi qu’il l’écrit au tout début de l’ouvrage, avant d’interpeller le lecteur pour susciter sa participation : « À travers tout le livre, le lecteur trouvera des espaces d’écriture mis à sa disposition. Libre à lui, évidemment, de ne pas utiliser son espace. Mais nous espérons qu’il sera disposé à participer à ce jeu d’écriture en tant qu’acteur plutôt qu’en simple spectateur. Car cette étude traite de la création permanente et de la participation du public. L’auteur (coauteur de chaque lecteur qui le souhaite) est un homme qui croit en la possibilité de combler le fossé séparant l’artiste de son public, et de les réunir dans une création commune. Inutile de poursuivre à la troisième personne, je suis cet homme 38 . »

Le texte se poursuit sur un registre autobiographique, rapporte des paroles de Bruce et Marcelle, les enfants de Filliou — Marcelle établissant l’équivalence travail-jeu précédemment évoqué, lors d’un dialogue ingénu avec son oncle —, puis Filliou en vient à énoncer l’enjeu principal de cette publication : « montrer comment résoudre — ou du moins comment atténuer — certains problèmes inhérents à l'enseignement et à l'apprentissage, en appliquant des techniques de participation élaborées par les artistes dans des domaines tels que : happenings, événements [ events], poésie d'action, environnements, poésie visuelle, films, performances de rue, musique non-instrumentale, jeux, correspondances... 39 », autant de pratiques artistiques qui, à la fin des années 1950 et dans les années 1960, dans le contexte de Fluxus en particulier, ont redéfini les contours de l'œuvre d'art, mais aussi et surtout la nature de la relation entre l'artiste et les récepteurs de son travail. Filliou développe à travers ce livre son intuition selon laquelle il y a dans ces formes d'arts des problématiques et des usages qui peuvent être utiles à la pédagogie, et plus largement aux problèmes sociaux et politiques. S'il est ici question d'une pédagogie émancipatrice, il est très clair également que cette dernière et les pratiques artistiques convoquées par Filliou sont, comme dans de nombreuses pédagogies alternatives, et chez Freinet en particulier, indissociables d'une réflexion sociale et politique plus large. Ainsi est-il aussi question d'économie, de travail, de gouvernement, de révolution, de sexualité, etc.

Teaching and Learning as Performing Arts est une sorte d'anti-manuel en ce qu'il ne propose pas des enseignements à apprendre, mais ouvre un espace de réflexion à plusieurs voix, en adoptant de multiples registres d'écriture et de pensée, et qui plus est en laissant au lecteur l'espace nécessaire à l'expression de sa pensée critique et de sa capacité de jugement, celles-là mêmes dont Célestin Freinet pensait qu'elles étaient réprimées par les manuels. Ici l'auteur ne place pas son lecteur dans un schéma de transmission verticale, mais l'invite à prendre part à une conversation horizontale. Le lecteur est d'ailleurs incité à transmettre ses contributions à l'éditeur pour une hypothétique future édition. L'invitation est-elle efficiente ? La plupart des exemplaires du livre sont restés vierges d'annotations. Mais la possibilité offerte par Filliou est pourtant effective. Par ailleurs, et plus encore, en mettant en avant des propositions artistiques qui transforment le traditionnel spectateur en acteur, il s'agit d'effacer ou du moins de relativiser la frontière entre l'artiste et son public, ainsi que la hiérarchie sociale et l'autorité qui en résultent.

Il faudrait consacrer une étude entière à ce livre. Étonnamment, il est très souvent cité, mentionné, mais à fait l’objet de peu d’analyses approfondies. On peut mentionner toutefois la postface d’Anne-Mœglin Delcroix à la version française de l’ouvrage 40 .

Dans les grandes lignes, on trouve dans la publication :

Conclusion

Dans la conclusion d’un livre récent consacré à la relation complexe de Célestin Freinet à la guerre, et aux guères qu’il a traversées, Emmanuel Saint-Fuscien prévient : « n’ayant regardé que la guerre, nous n’avons vu qu’elle. Rappelons l’évidence une nouvelle fois : pour Freinet comme pour beaucoup d’individus nés en Europe au tournant des XIXe et XXe siècles, la guerre ne fut pas le seul déterminant, loin s’en faut. L’enfance d’abord, la vie de couple et la vie familiale, les appartenances sociales dont aucun individu ne s’affranchit jamais totalement, la vie militante et la culture politique, centrales chez Freinet, sont autant de facteurs décisifs eux aussi. C’est dans l’interaction de toutes ces identités, de toutes ces expériences que se comprends un parcours toujours dissonant 42 . »

De la même façon, adoptant Freinet pour lire Fluxus et vice-versa, j’ai trouvé ce que je cherchais mais uniquement cela, me concentrant sur ce que cette paire de lunettes m’aura permis de voir. J’ai laissé de côté bien d’autres aspects de Fluxus, et au sein même du champ pédagogique, j’ai sans nul doute omis, parfois consciemment d’ailleurs, d’autres articulations qu’il conviendrait d’étudier entre Fluxus et les philosophies de l’éducation ou les pensée pédagogiques. Ainsi faudrait-il aussi s’intéresser à ce qu’il y a de commun entre Fluxus et Paulo Freire, ou entre Fluxus et la société sans école d’Ivan Illich 43 . Ce n’est pas seulement Freinet, mais l’ensemble des pédagogies actives, alternatives ou radicales qui entrent en résonance avec Fluxus. Freinet m’a simplement semblé l’une des plus pertinentes, en particulier dans le cas de Filliou.

De cette lecture croisée et de cette utilisation de Fluxus et Freinet comme prisme d’interprétation l’un pour l’autre, il résulte en tous cas une conception des artistes, des pédagogues, des enseignants et des élèves comme producteurs — et l’on relira Walter Benjamin expliquant : « Avant de demander : comment une œuvre […] se pose-t-elle face aux rapports de production de l’époque, je voudrais demander : comment se pose-t-elle en eux ? 44 ».

Il résulte aussi une reconsidération, assez jouissive, de ce que sont les livres et les publications, leur rôle et leur fonction dans la transmission du savoir et des connaissances.

  1. Ce texte est lié à des recherches en cours dans le cadre de La Bibliothèque grise, un ensemble de propositions artistiques et curatoriales réalisées avec Laurent Sfar, et dans le cadre du programme « LabBooks — écriture éditoriale », conduit à l’institut supérieur des arts de Toulouse (isdaT beaux-arts) avec Laurence Cathala, Sébastien Dégeilh, Olivier Huz et des étudiant·e·s et diplomées de second cycle en art, design et design graphique. Merci à Laurent et Sébastien pour les échanges réguliers qui ont nourri ce travail.

  2. Robert Filliou, TOI par LUI et MOI (1975), Bruxelles, Éditions Lebeer-Hossmann ; Crisnée, Éditions Yellow Now, 1998.

  3. Célestin Freinet, Bibliothèque de l’école moderne, n°25 : « Les invariants pédagogiques », 1964, également en ligne sur https://www.icem-freinet.fr/archives/bem/bem-25/bem-25.htm [11 mars 2018].

  4. Cf. par exemple les coopératives de logement Fluxus (Fluxhouses Cooperatives) mises en place par George Maciunas : François Piron, « Se rire de l’échec, Le pragmatisme de George Maciunas », Initiales, n°1, janvier 2013, p. 27-32. Célestin Freinet, quant à lui, fonde L’Institut Coopératif de l’École Moderne (ICEM-Pédagogie Freinet) en 1947. « Aujourd'hui, agréée par les ministères de l'Éducation nationale et de la jeunesse et de la vie associative, l'ICEM regroupe des enseignants, des formateurs et des éducateurs autour des principes de la pédagogie Freinet. L’association se donne pour objectifs la recherche et l'innovation pédagogiques, la diffusion de la pédagogie Freinet par l'organisation de stages, par la conception, la mise au point et l'expérimentation d’outils pédagogiques pour la classe, de revues documentaires pour les enfants, les jeunes et les enseignants, et l’édition de publications pédagogiques » (source : https://www.icem-pedagogie-freinet.org/presentation-association-icem [11 mars 2018]).

  5. Cf. notamment Célestin Freinet, Le Maître Insurgé, Articles et éditoriaux 1920-1939, Paris, Éditions Libertalia, 2016 ; Julia Robinson, « Maciunas producteur », Initiales, n°1, janvier 2013, p. 16-19 sq. ; Ghislaine Del Rey, « Fluxus : un temps pour la politique en art ? », Noesis, n°11, 2007, p. 47-61, également en ligne sur http://journals.openedition.org/noesis/743 [11 mars 2018] ; Olivier Lussac, « Fluxus et propagande politique : des buts sociaux, non esthétiques », Actuel Marx, vol. 32, n°2, 2002, p. 169-183, également en ligne sur https://www.cairn.info/revue-actuel-marx-2002-2-page-169.htm [11 mars 2018].

  6. Olivier Lussac, « Fluxus et propagande politique : des buts sociaux, non esthétiques », art. cit.

  7. Allan Kaprow, Days Off: A Calendar of Happenings by Allan Kaprow, New York, The Junior Council of the Museum of Modern Art, 1970.

  8. Géraldine Gourbe, « La pédagogie d’ Other Ways par Allan Kaprow et Herbert Khol, au cœur d’un contexte contre-culturel », en ligne sur <o> future <o> : http://f-u-t-u-r-e.org/r/58_Geraldine_Gourbe_La_pedagogie_d_Other_Ways_par_Allan_Kaprow_et_Herbert_Khol.md [11 mars 2018].

  9. Allan Kaprow, Pose, enveloppe et planches texte-image, incluses dans la boîte collective Artists & Photographs, New York, Multiples, Inc., 1970.

  10. Benjamin Patterson, Methods & Processes (1962), Rennes, Incertain Sens, 2011.

  11. Célestin Freinet, « Comment rattacher l’école à la vie », L’École émancipée, n°32, mai 1921, rééd. in Célestin Freinet, Le Maître Insurgé, op. cit., p. 33-36.

  12. Cf. Paulo Freire, Pédagogie des opprimés (1969), Paris, Éditions Maspero, 1974. Voir également Pédagogie de l'autonomie (1998), Toulouse, Éditions Érès, 2013.

  13. Conversation entre Benjamin Patterson et Robert Filliou in Robert Filliou et al., Enseigner et apprendre, Arts vivants, Paris – Bruxelles, Archives Lebeer Hossmann, 1998, p. 150.

  14. Célestin Freinet, « Comment rattacher l’école à la vie », art. cit.

  15. Conversation entre Benjamin Patterson et Robert Filliou in Robert Filliou et al., Enseigner et apprendre, Arts vivants, op. cit., p. 149.

  16. Célestin Freinet , « Contre un enseignement livresque, l’imprimerie à l’école », Clarté, n° 75, juin 1925, également en ligne sur https://www.amisdefreinet.org/archives/clarte/19250600-clarte75.html [11 mars 2018].

  17. Barbara Formis, Esthétique de la vie ordinaire, Paris, Presses universitaires de France, 2010, p. 38.

  18. Karl Marx, Manuscrits de 1844. Économie politique et philosophie, Paris, Éditions sociales, 1972, p. 116.

  19. Célestin Freinet, Bibliothèque de l’école moderne, n°25 : « Les invariants pédagogiques », art. cit.

  20. Célestin Freinet, L’éducation du travail, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1967, p. 206.

  21. Célestin Freinet, Œuvres pédagogiques, tome 1, Paris, Le Seuil, 1994, p. 252.

  22. John Dewey, Démocratie et Éducation, Paris, L’âge de l’homme, 1983, p. 248.

  23. Célestin Freinet, « Technique nouvelle d’éducation populaire », L’éducateur prolétarien, n°2, novembre 1932, rééd. in Célestin Freinet, Le Maître Insurgé, op. cit., p. 109.

  24. Célestin Freinet, « Les manuels scolaires », Clarté, n°73, avril 1925, également disponible en ligne : http://idem6080.lautre.net/spip.php?article598 [11 mars 2018].

  25. Célestin Freinet, « Les manuels scolaires », art. cit.

  26. Célestin Freinet, « Des manuels d’École Moderne », L’éducateur, n°3, 15 octobre 1963, p. 1-2, également en ligne sur : https://www.icem-pedagogie-freinet.org/node/35145 [11 mars 2018].

  27. George Brecht, Water Yam, New York, Fluxus Edition, 1963, 1965 et 1969 ; Paris, Daniel Templon, 1972 ; Bruxelles, Irmeline Lebeer, 1986.

  28. Alison Knowles, Tomas Schmit, Benjamin Patterson et Philip Corner, The Four Suits, New York, Something Else Press, 1965.

  29. Dick Higgins, Foew&ombwhnw, New York, Something Else Press, 1969.

  30. Dick Higgins, The Something Else Newlsetter, Vol. 1, n°12, février 1970, p. 2.

  31. Ulises Carrión, « Other Books » (1986), Quant aux livres / On Books, Genève, Héros Limite, 1997, p. 99.

  32. Alison Knowles, Tomas Schmit, Benjamin Patterson et Philip Corner, The Four Suits, op. cit.

  33. Dick Higgins et Wolf Vostell (éd.), Fantastic Architecture, New York, Something Else Press, 1969.

  34. Robert Filliou et al., Lehren und Lernen als Aufführungskünste / Teaching and Learning as Performing Arts, Cologne – New York, Kasper König, 1970 [rééd. Occasional Papers, 2014].

  35. Robert Filliou et al., Enseigner et apprendre, Arts vivants, Paris – Bruxelles, Archives Lebeer Hossmann, 1998.

  36. Je me fie ici au livre de Pierre Tilman, Robert Filliou nationalité poète, Dijon, Les presses du réel, 2006, p. 206-207, ainsi qu’à une conversation avec l’artiste Vincent Epplay, scolarisé à la même période à l’école Freinet de Vence. Voir d’ailleurs l’entretien entre Vincent Epplay et Pierre Beloüin dans Optical Sound, n°3, 2015, p. 56 sq.

  37. Robert Filliou et al., Enseigner et apprendre, Arts vivants, op. cit., p. 9.

  38. Ibid., p. 7

  39. Ibid., p. 11.

  40. Anne Mœglin-Delcroix, « Postface. Une pédagogie de la libération », in Robert Filliou et al., Enseigner et apprendre, Arts vivants, op. cit., p. 253-261.

  41. La Galerie Légitime a aussi pris une forme éditoriale : cf. Robert Filliou, Futura, n°26, Edition Hansjörg Mayer, 1968.

  42. Emmanuel Saint-Fuscien, Célestin Freinet, Un pédagogue en guerres, 1914-1945, Paris, Perrin, 2017, p. 195.

  43. Cf. Ivan Illich, Une société sans école (1971), Paris, Le Seuil, coll. « Points Essais », 2003.

  44. Walter Benjamin, « L’auteur comme producteur » (1934), Essais sur Brecht, Paris, La Fabrique, 2003, p. 125.